Responsabilité des Plateformes en ligne : Une nouvelle saga relative aux semelles rouges

Le fait de vendre, stocker, envoyer et faire la publicité pour des produits contrefaits constitue-t-il une atteinte au droit des marques ? En principe, la réponse serait assez simple, mais en pratique beaucoup de flou persiste quant à la solution applicable aux market place…

Les market place sont des plateformes de ventes en lignes qui mettent en lien acheteurs et vendeur. Ces plateformes ont-elles un réel contrôle sur les produits vendus ? Devraient-elles être responsable pour les atteintes portées au droit des marques par un tiers sur la plateforme ? C’est la question qui a été posée à une juridiction nationale dans une affaire opposant Louboutin à Amazon. La Cour d’Appel annule partiellement le jugement de première instance qui retenait la responsabilité d’Amazon mais n’apporte pas de solution suffisamment claire. La CJUE est alors saisie pour répondre à cette question.

I. Introduction.

Nous intervenons souvent pour le compte de fournisseurs des marketplaces en ligne et ce à travers de divers secteurs (mode, luxe, alimentation, produits pharmaceutiques...). En conséquence, l’évolution de la responsabilité des marketplaces en ligne nous importe : les obligations et les devoirs sont effectivement un domaine très complexe, notamment dans le contexte de la contrefaçon de marque, comme l’atteste la dernière affaire entre Louboutin et Amazon, et comme nous l’abordons dans cet article.

Le texte applicable :
L’article 10 de la directive européenne du 16 décembre 2015 dispose que

« sans préjudice des droits des titulaires acquis avant la date de dépôt ou la date de priorité de la marque enregistrée, le titulaire de ladite marque enregistrée est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires, pour des produits ou des services, d’un signe » [1].

Selon cette disposition, il est donc clair que le fait de faire de la publicité, d’offrir et/ou de stocker et d’expédier des produits qui portent un signe identique ou similaire à la marque enregistrée d’un tiers sans l’autorisation de ce dernier constitue une contrefaçon de marque. Toutefois, cette position est-elle si simple lorsque les faits sont appliqués à une plateforme/marketplace en ligne, telle qu’Amazon ? Une entité comme Amazon peut-elle être considérée comme jouant un rôle actif - et être tenue directement responsable de la contrefaçon de marque - si le produit qui est promu, vendu, stocké et expédié par le biais de sa plateforme et des services correspondants est une contrefaçon ?

En effet, dans cet article, nous discutons de l’approche révolutionnaire du Tribunal de Bruxelles, affaire dans laquelle la responsabilité d’Amazon pour contrefaçon a été constatée, et puis devant la Cour d’appel de Bruxelles qui a annulé partiellement cette décision (II). Ensuite, nous discutons de l’affaire la plus récente, objet de cet article, qui a été renvoyée à la CJUE par le tribunal luxembourgeois (III).

Puis, à la lumière de cette nouvelle affaire devant le CJEU, nous examinons la question, notamment pour savoir si cette affaire serait éventuellement un autre pas vers le maintien d’une exclusion de responsabilité des plateformes en ligne, tout en étudiant l’approche française (IV), or s’agit-il en réalité d’un pas vers un régime de responsabilité pour les actions de contrefaçon commises par les plateformes en-ligne (V) ?

II. L’affaire belge : décision révolutionnaire ?

En août 2019, le tribunal de Bruxelles [2] avait rendu une décision particulièrement révolutionnaire : Amazon est reconnu directement responsable de la contrefaçon de la semelle rouge Louboutin. L’arrêt explique

« qu’en faisant paraître, dans la publicité sur les sites Amazon.fr et Amazon.de, des reproduction de chaussures à haut talons présentant une semelle rouge [sans] le consentement de Christian Louboutin les trois défenderesses […] portent atteinte aux droits de la marque ».

Les juges considèrent alors que la publicité de ces produits contrefait est suffisante pour constater qu’Amazon a joué un rôle suffisant dans la vente des chaussures litigieuses et engager sa responsabilité.

Cependant, en juin 2020, la Cour d’Appel de Bruxelles [3] annule partiellement la décision au motif qu’Amazon n’est responsable que des publicités pour ses propres produits et non ceux de tiers. Pour ce qui concerne la possible responsabilité d’Amazon pour avoir stocké et expédié les produits, la Cour applique la jurisprudence établie par l’arrêt Coty v Amazon [4]excluant alors toute responsabilité d’Amazon à ce niveau. 

En effet, dans cet arrêt, la question posée à la CJUE était de savoir si le stockage de produits contrefait destinés à être vendu constituait une atteinte au droit des marques. La Cour répond par la négative et explique que pour qu’il existe un usage d’une marque dans la vie des affaires, il faut que l’entreprise (dans l’affaire qui stockait les produits litigieux) ait pour finalité d’offrir lesdits produits à la vente ou de les mettre dans le commerce. En l’espèce, la CJUE avait estimé que seul le vendeur tiers poursuivait cet objectif.

III. Une nouvelle saga relative aux semelles rouges.

Telle est la question qui se pose actuellement dans la dernière saga des plateformes en ligne, à savoir l’affaire introduite par Christian Louboutin contre le géant américain Amazon (voir C-148/21).

La récente saisine de la Cour de justice de l’Union européenne ("CJUE") a été effectuée par le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg dans le cadre d’une affaire que Louboutin avait introduite contre plusieurs entités d’Amazon. L’affaire concernait diverses listings de chaussures contrefaisantes, publiés par des tiers sur la plateforme d’Amazon, ainsi que le stockage et la livraison de ces marchandises par Amazon dans le cadre de son programme "Fulfilment by Amazon".

Dans l’affaire en l’espèce, la plateforme en-ligne, Amazon, est accusé d’avoir vendu sur sa plateforme des chaussures à talons hauts avec des semelles rouge bien que ceci soit protégé par la marque Louboutin. Ainsi se pose à la fois la question du rôle d’Amazon dans la vente des chaussures contrefaites et son degré responsabilité pour avoir été l’intermédiaire entre le tiers vendeur et l’acheteur/utilisateur de la plateforme.

L’affaire est importante car la CJUE n’a pas encore jugé expressément que les opérateurs d’une plateforme en ligne, telle qu’Amazon, peuvent être directement responsables de la contrefaçon de marque (contraire aux décisions rendues en matière de droit d’auteur) avec les entreprises qui utilisent la place de marché et les services connexes.

La distinction dans l’affaire actuelle entre Louboutin et Amazon se pose sur le fait que le rôle d’Amazon va plus loin qu’un simple stockage et expédition des produits. L’offre "Fulfilment by Amazon" et donc la promotion par cette dernière des chaussures contrefaites par le biais de publicité laissée alors présager une certaine intention d’Amazon d’offrir les chaussures litigieuses à la vente. Dans ce contexte, et dans le cadre du programme "Fulfillment by Amazon", Amazon, tout comme ses partenaires logistiques, ne se contentent pas de stocker et de transporter les marchandises de manière neutre. Elles entreprennent plutôt un éventail d’activités beaucoup plus large, notamment la préparation et la livraison des marchandises, la réalisation d’activités publicitaires et promotionnelles, la fourniture d’informations aux clients au cours du processus et la gestion des remboursements des marchandises défectueuses. Pourtant, Amazon prend également le paiement des marchandises vendues, qu’il transfère ensuite sur le compte bancaire du vendeur.

La juridiction luxembourgeoise n’ayant pas apporté une réponse suffisamment claire, la question a alors été apportée devant la CJUE. La CJUE ne s’est pas encore prononcée sur une possible responsabilité commune du tiers contrefacteur et de la plateforme de vente Amazon.

IV. Un autre pas vers le maintien d’une exclusion de responsabilité des plateformes en ligne ?

La jurisprudence et le législateur optent souvent pour des solutions favorables pour les plateformes en excluant ou limitant leur responsabilité. On voit ici les des résidus des premières intentions des directives sur le commerce électronique très protectrice des « nouveaux » acteurs sur Internet afin d’éviter de freiner leur développement.

En 2011, dans la décision l’Oréal [5] estimait que

« l’exploitant d’une place de marché en ligne ne fait pas un “usage”, au sens des articles 5 de la directive 89/104 et 9 du règlement nº40/94, des signes identiques ou similaires à des marques qui apparaissent dans des offres à la vente affichées sur son site ».

L’approche française :

Une jurisprudence abondante conduit à exclure l’application du régime de responsabilité spécifique en propriété intellectuelle (prévue en droit français dans le code de la propriété intellectuelle) pour appliquer le régime de responsabilité des hébergeur prévu dans la directive commerce électronique en 2000 [6] et transposé en droit français à l’article 6 de la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (dite « LCEN »).

V. Ou plutôt, enfin un pas vers un régime de responsabilité pour les actions de contrefaçon commises par les plateformes en-ligne ?

Même si les plateformes de vente en ligne comme Amazon bénéficie d’une certaine protection juridique de par le régime de responsabilité qui leur est applicable, elles ne sont pas pour autant inatteignables. Plusieurs professionnels (notamment l’Avocat Général dans l’affaire Coty c./ Amazon [7]) s’accordent pour trouver que des géants de la distribution comme Amazon ne peuvent pas être complètement exempté de leur responsabilité. Ils exercent souvent un contrôle suffisant sur les produits vendu par les tiers qui ne se limite pas à un simple stockage et emballage. Par ailleurs, les intentions des directives européennes des années 2000 ne prenaient pas en compte l’ampleur aujourd’hui des GAFA et leur offre un régime plutôt protecteur.

En effet, il apparaît alors qu’Amazon jouerait effectivement un rôle actif et serait donc directement responsable des activités de contrefaçon, ayant satisfait aux exigences de la législation applicable, notamment dans le contexte des services d’Amazon Fulfillment proposés par le géant américain.

Or, si l’on se réfère aux affaires Coty et L’Oréal/eBay, il semblerait que dans l’hypothèse où Amazon devait être jugée comme étant directement responsable de la contrefaçon de marque, la protection accordée via l’article 14 de la directive sur le commerce électronique étant alors écartée. En effet, cette disposition précise que :

« 1. Les Etats membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que :
a) le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicite est apparente.
ou
b) le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible qui est habituellement applicable aux intermédiaires (tels que les plateformes en ligne et les places de marché) [8] ».

Dans ce contexte, la CJUE a décidé d’appliquer aux GAFA un devoir de contrôle sur les marchandises diffusées. En effet, toujours dans l’arrêt l’Oréal, la CJUE spécifie que le « prestataire du service, au lieu de se limiter à une fourniture neutre de celui-ci au moyen d’un traitement purement technique et automatique des données fournies par ses clients, [doit] jouer un rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle de ces données » . Cette solution est reprise les juges français [9]. En effet, étant donné qu’Amazon va beaucoup plus loin dans son offre, notamment avec les services "Amazon Fulfillment", l’affaire actuelle pourrait nous apporter une aide précieuse afin de mieux comprendre les activités des marketplaces en ligne, tels qu’Amazon, et de mieux cerner ce que ces dernières peuvent fournir sans que cela n’entraîne une responsabilité pour contrefaçon.

VI. Conclusion.

Compte tenu de toutes ces questions, cette nouvelle saisine de la CJUE suite à ce renvoi par la juridiction luxembourgeoise est à suivre de très près. Dans le contexte de la Digital Services Act [10], une décision de la CJEU sur ce point nous permettra peut-être d’éclaircir comment, à quelle condition et à quel niveau les plateformes de vente en ligne sont responsables pour les actes de contrefaçons commis par les vendeurs tiers et si ces dernières peuvent effectivement bénéficier de la protection accordée en vertu de la directive sur le commerce électronique sus-mentionnée. Cette saisine est une occasion pour la CJUE de sévir sur les GAFA pour permettre une meilleure protection du droit des marques, les vendeurs tiers étant souvent délocalisés et difficilement sanctionnables [11].

Article rédigé par Inès Papaix @ Gerrish Legal, initialement paru sur le site Village de la Justice le 2 juin 2021

Bibliographie:

Rosati, E. “A Louboutin lawsuit asks whether Amazon may be directly liable for trademark infringement”, The Fashion Law, 10 mai 2021.
Kamina, P. « Entreposage de produits contrefaisants par Amazon en vue de leur vente par des tiers : des précisions et une occasion manquée » Communication Commerce électronique n° 6, Juin 2020.
Larrieu, J., Droit du numérique, Recueil Dalloz, 2020, p.2262.
Jouven, C. Suire, C. « Marketplaces et propriété intellectuelle », Revue Lamy de la concurrence, n°81, 1er mars 2019.

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